En 1970, Jean-Pierre Epron, chargé de l’élaboration du programme pédagogique de la Nouvelle Ecole d’Achitecture de Nancy m’a invité à coopérer avec lui. C’est donc dans cette école que je suis devenu professeur et que j’y ai travaillé jusqu’en 2000.
Durant cette période, ma carrière professionnelle d’architecte était liée au Groupe Area composé d’Alain Sarfati, Philippe Boudon et Bernard Hamburger. Ce fut la période durant laquelle les architectes ont commencé à lire et même à lire et à écrire.
Les nouveaux auteurs tels et d’autres ont été traduits par le Groupe Area. Les programmes pédagogiques des écoles d’architecture ont alors commencé à inclure de nouvelles sciences comme la sociologie, la philosophie ou la sémiologie. La thèse du Groupe Area était la suivante : il fallait se servir des méthodes à vocation scientifique comme le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, la linguistique de Jacques Benveniste, les travaux de Georges Dumézil et de Georges Charachidzé dans notre réflexion sur l’architecture. A notre tour, pour prétendre à une démarche scientifique il nous fallait proposer des hypothèses susceptibles d’être confirmées par la pratique professionnelle. Pour ma part, travaillant sur la façade, je pars de la division tripartite classique – base, corps et couronnement – pour m’autoriser une liberté formelle dans le choix du remplissage de chaque partie.
Cela m’a conduit à développer la relation entre le principe et sa déformation, thème qui caractérise mon travail jusqu’à ce jour.

La Polysémie du Mot Programme

Tout nouveau projet, surtout lorsqu’il s’agit de réaliser un bâtiment, nécessite un programme bien défini. Le mot « programme » est polysémique et chacun fera la différence entre le programme fonctionnel, technique, économique, politique et culturel.
On peut essayer de regrouper les programmes en deux catégories: quantitative, définie par son étendue et les chiffres ; qualitative, utilisant un langage subjectif.
Chaque participant au processus de construction : l’investisseur, les différentes autorités, l’architecte, l’entrepreneur, sont obligés d’annoncer leur programme complexe et multithématique.
Le « programme économique » définit les moyens financiers, le prix de réalisation. Il est habituellement fixé par le client, l’investisseur. La capacité à spécifier les couts de maintien et d’exploitation à long terme devient aujourd’hui l’un des enjeux les plus importants et les plus difficiles à relever.
Le « programme qualitatif » est analysé et proposé par les architectes qui doivent répondre à la question doctrinale : « A quoi ce que l’on propose devrait-il ressembler » ? L’architecte dit : « Ce que je vous propose doit ressembler à ce que j’aime. A ce qui semble le mieux adapté au programme donné. » C’est là que se cache la vraie difficulté. Notre client doit également savoir exprimer ce qu’il aime son « programme qualitatif » – et savoir pourquoi il l’aime. Ce qui est rare.
Le fait de posséder une gamme commune de modèles ou de références, la capacité à transmettre l’évaluation de valeurs signifie qu’on possède une culture commune. Un programme commun ou non, subjectif, culturellement complexe, peut se fonder sur des références liées à des domaines plus larges comme la musique, la littérature, les mathématiques. Ainsi le champ des références s’élargit, facilitant les relations entre le contractant et l’architecte. Des notions telles que la symétrie, la transparence, le rythme, les métaphores poétiques, peuvent indiquer la voie de recherche de la forme.

L’Ethique.

Il s’agit de l’obligation de rester lisible et compréhensible pour le destinataire. On y parvient par le dialogue qui doit aboutir a l’élaboration d’un champ lexical partagé, fut-ce en recourant à la ruse si de besoin. Cependant, je ne me suis jamais permis d’aller au-delà du champ d’« acceptation culturelle » de celui pour qui je travaille.
J’essaye de transmettre au client la source de mes idées, la provenance de mes modèles, en me fondant sur le vieux principe : « Ce que l’on propose doit être aussi proche que possible de ce que l’on aime tous les deux. »

Ma Moindre Différence Perceptible.

Je me permets d’évoquer un souvenir personnel qui illustre la complexité du problème. J’ai toujours été impressionné par le jeu : « Donne-moi le plus petit bisou du monde » joué par ma femme Christine avec notre fille Krystyna. Le jeu durait souvent très longtemps et commençait par de « gros » bisous bruyants et finissait en silence et en méditation par le dernier toucher, imperceptible aux témoins: « Le plus petit bisou du monde » acquitté dans un sourire illuminé. C’est ainsi que la relation latente entre le sentiment et l’espace se révélait.

Ecologie.

Il s’agit du respect pour nous-mêmes en prétextant le respect pour le monde environnant, l’environnement. C’est une attitude fondée sur la discrétion, l’économie, et surtout le courage de s’effacer devant certaines évidences vitales.
Et la beauté ? En tant qu’écologues paresseux épargnons nous d’hasardeuses tentatives pour la définir. Laissons cette tâche à Spinoza et Winnie the Pooh. Cependant, n’oublions pas d’employer dans nos propres ressources sensitives tout ce qui peut nous conduire à bâtir nos propositions : ventons aussi bien la tristesse que la lumière ; les petits changements qui donnent leurs rythmes au temps comme à l’espace.
Si ces principes sont pris au sérieux et appliqués, des forces inattendues apparaîtront spontanément au détour de nos parcours de travail.

L’archétype.

Je préfère parler de quelques principes qui me mènent a la forme de mes bâtiments que de leur forme elle-même. Pour isoler et traiter le problème relatif à la parcelle sur laquelle nous allons construire notre bâtiment, l’architecturologue Philippe Boudon parle d’échelle parcellaire. Sa vision structuraliste appelle échelles les différentes actions de conceptions d’un bâtiment. Ainsi le rapport au prix devient l’échelle économique, le rapport au modèle, l’échelle du modèle, le rapport à la division et la composition de la façade, l’échelle symbolique formelle ou échelle de visibilité.

De la Lecture Lente.

Il s’agit d’offrir aux regards, la possibilité de ralentir et si besoin de s’arrêter pour découvrir ce qui fait le tissu d’une ville. Ainsi passe-t-on de la consommation « zapping » imposé par la publicité télévisée à la consommation « Mitteleuropa ».
Celle-ci consiste à avoir plus de temps pour lire attentivement. Comme on prend un chocolat a la crème fouettée, comme une promenade en ville le dimanche, comme on écoute un concert ou l’on consomme un « spritzer » rafraîchissant.
Pour l’architecte cet effet s’obtient par la mise en valeur de fragments peu évidents, garantissant des surprises répétées occasionnant le simple plaisir du moment.
L’ambassade allemande créée par Peter Behrens à Saint-Petersbourg, la bibliothèque de Gunnar Asplund à Stockholm ou les projets de Bohdan Pniewski à Varsovie illustrent cette démarche.
L’incontournable trio des architectes du 20eme siècle formé par Antonio Gaudí, Jože Plečnik et Carlo Scarpa me fascine par l’attachement manifesté
au lieu, leurs relations a l’œuvre, leur maîtrise du dessin, leur rapport à l’artisanat, et surtout pour la rationalité et l’économie de leurs réalisations.
Bien que celles-ci soient uniques, ils posent cependant les bases d’une éthique susceptible de devenir modèle ou exemple. Cela ne signifie pas pour autant que tout architecte ayant la même approche de la religion et de la spiritualité que Plečnik, créera des réalisations laïques ou religieuses aussi profondes, célébrant la matière, la lumière, les saisons et la vie. Pourtant cela vaut bien la peine d’essayer !

L’art et L’artisanat.

Notre métier relève-t-il de l’art ou de l’artisanat ? Pour ce qui me concerne, il s’agit d’artisanat. Ou plus exactement j’aimerais bien que celui ou celle qui se pose cette question en ce qui me concerne tranche dans ce sens. Pourquoi ? Parce que je m’intéresse aux travaux ordinaires et quotidiens, sans me sentir investi par la mission de créer. Parce qu’aussi j’ai le plaisir constant de dessiner a la main. Concrètement, si je prends l’exemple du moulage aluminium destiné à mes façades, je me situe dans une chaîne de réalisations humaines qui n’a d’autre vocation que celle de restituer à chacun la part de satisfaction qui lui est due. Grâce à ce processus collectif le sujet que j’ai posé au départ subit des variations parfois imperceptibles qui aboutissent à une forme de dépossession en ce qui me concerne mais qui permettent la convergence des regards et des ressentis. C’est ainsi, en tous cas, que j’aimerais que cela se passe. Ainsi je pense que ceux des architectes qui croient que leur travail est plus proche de la reproduction que de la création, ceux pour qui la notion de modèle et de référence devient une base de travail, ceux qui savent par avance à quoi ressemblera leur oeuvre, sont prédestinés a la réalisation du « tissu urbain », puisqu’ils suivent la doctrine (qui m’est tellement chère) de lecture lente d’une œuvre architecturale.

La Ville.

La création d’une ville passe par deux étapes. D’abord, la définition de la structure -économique, visuelle, formelle, symbolique-. Ensuite, le travail de « remplissage » qui fait rentrer la vie dans la structure. Les projets « impériaux » regroupent ces deux étapes dans le temps en créant des espaces globaux univoques dont la forme nous fascine aujourd’hui – surtout depuis qu’ils ont perdu leur sens et statut d’origine.
Les bâtiments de la période du baron Haussman qui constituent toujours la majorité des bâtiments de Paris me plaisent particulièrement par la précision des règles qui ont permis toutes les adaptations et transformations d’usage possible : usage résidentiel, de bureau, commercial. Ces structures ont permis tous les remplissages qui rendent la ville vivante.